La phrase de Lacoue-Labarthe
International audience ; Comparatismes en Sorbonne 9-2018 : Littérature et philosophie, enjeux et limites d'un rapport de force « La phrase de Lacoue-Labarthe à rebours du flot » 1 LA PHRASE DE LACOUE-LABARTHE On peut légitimement être tenté de ranger Lacoue-Labarthe au nombre des « philosophes poètes » : parce qu'il a écrit des ouvrages appartenant manifestement à l'une et/ou à l'autre pratique ; parce qu'il y a pour lui de la pensée dans la poésie : […] la pensée, lorsqu'elle pense vraiment (en vérité), n'est-elle pas inévitablement poétique ? Hölderlin, en ce sens, a été très loin. Je ne sais pas si, après lui, on peut trouver quelque chose d'équivalent. Peut-être y-at -il une tentative du même ordre chez Samuel Taylor Coleridge (dont au demeurant il faudrait évaluer la teneur exacte des rapports qu'il a eus avec l'idéalisme allemand) ou chez Gerard Manley Hopkins. Chez nous, mais sur des bases plus romantiques, au moins au départ, il y a Baudelaire et Rimbaud. Mallarmé aussi. Mais peut-on comparer ? Il faudrait pour cela prendre au sérieux la pensée dans la poésie 1. Peut-être, en effet, pourrions-nous comparer ; néanmoins, dans cette invite au comparatisme, notons qu'il est question de pensée et non, précision rigoureuse du lexique, de philosophie. L'étiquette de philosophe poète, telle qu'on l'emploie parfois, au-delà de Hölderlin, jusqu'à Pindare, Lucrèce et aux présocratiques serait-elle donc, dans ce cas précis au moins, erronée-ou tout au moins un peu simpliste ? Le premier chapitre de Fiction du politique (1987) est tout à fait clair sur ce point. Je ne suis pas philosophe, explique en substance Lacoue-Labarthe, parce que l' « époque » 2 , c'est son mot, impose qu'on ne puisse plus l'être. L'histoire philosophique toucherait donc à sa fin ; ou plutôt, dans un vocabulaire qu'il reprend à Heidegger contre Hegel, elle serait depuis longtemps déjà entrée dans l'âge de sa clôture 3 , dont il repère les premiers linéaments chez Schelling, puis Nietzsche, et ainsi jusqu'à nous dans une généalogie qui le rapporte lui-même à Blanchot, Bataille ou Derrida. Comment Phrase ainsi, recueil composé pendant près de vingt-cinq ans (de 1976 à 2000), témoigne-t-il d'une tentative de « pensée » poétique, plutôt que de poésie philosophique ? Afin de le cerner, nous tenterons tout d'abord de comprendre ce que Lacoue-Labarthe désigne par « pensée poétique », ce qui nous conduira à dresser une rapide généalogie 1 Philippe Lacoue-Labarthe, Hölderlin. Entretien sur Friedrich Hölderlin, entretien avec Philippe Lacoue-Labarthe réalisé par Patrick Hutchinson pour la revue Détours d'écriture, numéro hors-série Hölderlin. La question de la poésie. Paris, Éd. Sillages / Noël Blandin, avril 1987. 2 Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique. Heidegger, l'art et la politique [1987], Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1998, p. 14. 3 Une définition précise de l'emploi de ce mot est donnée par Lacoue-Labarthe dans le texte intitulé : « Une lettre sur la musique », dans Pour n'en pas finir. Écrits sur la musique. Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 2015. Le grand intérêt de cette définition tient dans l'articulation que propose précisément Lacoue-Labarthe entre art et philosophie : « il y a clôture lorsque les possibilités initialement inscrites dans un programme sont épuisées. Dans la version la plus radicale que propose Heidegger, Nietzsche ferme le programme parménidien-platonicien. L'art occidental, c'est forcé, suit le même cours ; et Wagner, en musique, peut servir à nommer la clôture » p. 69.