Dossier : L'institution et ses professionnels face à la rationalisation des soins de santé : résistances, contournements, accommodements
International audience ; Propos introductif sur la puissance instrumentale et les ambivalences morales de la rationalisation La progression dans nos sociétés du processus de rationalisation constitue une réflexion extrêmement nourrie au sein des sciences sociales, et ce de longue date, dans la mesure où elle accompagne les différentes théorisations des récentes évolutions sociales entre autres désignées sous le terme sans doute un peu large et trop globalisant de modernité occidentale. S'il apparaît pertinent de continuer à poursuivre cette réflexion, c'est que ce processus de rationalisation est mouvant tout autant qu'il est massif, et qu'il engage une diversité d'acteurs et d'intérêts qui sont loin d'être toujours concordants. Aussi, aux lectures des évolutions macrosociales, qui montrent comment la rationalisation progresse et ré-organise des pans entiers des sociétés, il est nécessaire d'adjoindre l'analyse, d'une part, des manières particulières dont ce processus vient transformer les pratiques dans des espaces circonscrits, et, d'autre part, celle des façons dont les acteurs le reçoivent, s'y adaptent, y résistent ou encore le contournent. Dans cette perspective, la rationalisation pourra être vue, certes, comme un processus surplombant et homogénéisant qui favorise la diffusion d'une même nature de valeurs à des « ordres de vie », pourtant différenciés et mis en tension par le modèle social de la modernité (Weber, 1996) : de nombreux phénomènes indiquent, par exemple, la porosité de la frontière entre les règles qui régissent la sphère dite publique d'un côté et privée de l'autre, confirmant de cette manière les affinités et les intrications entre rationalisation et individualisation, ce dernier processus allant tout à fait dans le sens d'une uniformisation des normes qui servent à penser et à organiser les différents espaces sociaux. Toutefois, à des niveaux plus locaux, il est possible d'observer les limites, les inflexions, les revirements, même discrets, du processus de rationalisation, imputables aux spécificités des configurations institutionnelles et à celles des acteurs, suivant leurs déterminants et leur expérience singulière en contexte. En d'autres termes, il s'agit d'appréhender la rationalisation comme un « ordre négocié », au sens qu'en a donné Anselm Strauss (1992), et dont la fécondité réside dans le fait de « penser simultanément la dimension instrumentale et la dimension sociale des processus de régulation » (Allain, 2004), relativement à des inégalités et des asymétries entre les différentes rationalités qui sont engagées. Ce dossier propose d'aborder des aspects et des enjeux de cet « ordre négocié » dans le champ de la santé, dont on sait qu'il est traversé par des tensions toutes particulières entre, d'une part, la valeur absolue que nos sociétés accordent à la santé et, d'autre part, la progression du raisonnement marchand qui gouverne la gestion des soins et la distribution des biens de santé. D'ailleurs, ce sont ces évolutions, à la fois politiques, économiques et morales, qui renforcent l'intérêt d'interroger ensemble dans ce dossier santé « tout court » et santé « mentale » : car si ces paradigmes se sont bien construits en partie indépendamment l'un de l'autre, du fait de leurs histoires respectives, de leurs institutions, de leurs professions, de leurs patient·e·s, leur rapprochement révèle lui-même la progression des logiques de type « isomorphique » caractéristiques du processus de rationalisation