Le Cabinet de curiosités de François I er de Médicis (1569-1572) ou le théâtre d'un nouveau Monde
Parachevant un drôle de parcours, d'Objets étranges (2008) en Curieux personnages (2010), ce volume offre une promenade littéraire et artistique au coeur de Lieux bizarres. Explorant fonds et cadrages de tableaux, décors et scénographies, architectures, jardins, lieux narratifs ou poétiques rêvés, transfigurés et/ou déformés par des regards hallucinés divers, vents, bruits et voix, ombres et autres «signes» d'un réel inquiété et inquiétant, loca amoena ou horrida dans une gamme allant du drame à la caricature, ces travaux enquêtent sur la littérature et l'art comme lieux de manifestation d'une extravagance (au sens étymologique de ce mot) littéraire, morale et/ ou sociale, débusquant alors le grottesco, le capriccio ou les bizarrerie et autres variations de la meraviglia. Ils montrent en particulier comment le motif du «lieu bizarre» vient «déranger» l'oeuvre, à bel et bien entendre au sens de «la déplacer de l'endroit où elle devrait être», la désacralisant quelque peu au passage. Le résultat est à chaque fois celui d'oeuvres fortement hybridées, qu'elles se colorent d'un «fantastique» - auquel on ne les rattache toutefois que par un cousinage d'une proximité variable - où qu'elles jouent la carte du mélange patent de genres multiples, ou encore d'intentions parodiques plus ou moins explicites. Mais au bout du compte, tous «nos» lieux bizarres sont aussi un formidable défi à la norme. Lieux existentiels donc, autant qu' «esthétiques», lieux dont la «géométrie» hors du commun et les lois «excentriques» qu'ils imposent ne laissent pas d'interroger, de sonder, de repenser notre quotidien, dans ses infinies réalités, dans ses infinies possibilités, de le recréer et le sublimer dans cet autre lieu bizarre qu'est la page (la toile, la photo.). ; International audience ; La première définition du qualificatif « bizzarro » proposée en 1612 dans leur dictionnaire par les académiciens de la Crusca limitait son sens à une acception morale, associé à un caractère enclin à la colère (« stizzoso, iracondo »). Onze ans plus tard (1623) la deuxième édition propose d'y adjoindre une seconde selon laquelle le vocable « bizzarro » doit être entendu comme un synonyme de « capriccioso » qualifiant toute forme d'invention étant le fruit de l'intervention artificielle de la main (arts) et de l'esprit (intellect) de l'Homme sur la Nature (« altre invenzioni ») en vue de la transformer. L'exemple proposé en 1623 pour illustrer le sens du terme est d'ailleurs extrait d'un ouvrage de botanique et évoque les manipulations et greffes pratiquées sur des végétaux permettant de « trattar la natura » . Cet ajout académique entérine après un siècle d'expérimentations maniéristes, les caprices d'un art qui ne s'attache plus à imiter et reproduire avec vraisemblance la nature dans une quête néoplatonicienne de son essence divine, mais plutôt, on le sait, à en proposer des perceptions.Le « Studiolo » ou « Stanzino » de François de Médicis, fils héritier du Duc de Florence Cosme Ier, construit de 1569 à 1572, propose au sein du Palais de la Seigneurie et de ses strates chronologiques, un lieu particulièrement métonymique de cette bizarre invention maniériste et, au-delà, une sorte de manifeste iconologique. Tout, en effet, dans cet espace confiné situé au premier étage du Palais florentin, le moment de sa construction, son emplacement et sa structure, vient manifester sa rupture maniériste, tant avec l'histoire chaotique et inquiétante, qu'il relègue au-delà de ses murs aveugles, qu'avec la précédente doctrine renaissante qui subordonnait l'art à la seule quête de la part divine présente dans toute créature de la Nature. Espace de négation et de fuite du réel, il s'avére exemplaire de ce qu'il est convenu d'appeler le second Maniérisme et de l'option, par définition « bizarre », qui consiste à chercher dans l'invention et dans la transformation de la matière/matrice première naturelle, la forme inédite et imaginée d'un monde alternatif singulier (conforme précisément au « trattar la natura » évoqué par l'Académie de la Crusca dans son dictionnaire). C'est à ce lieu, qui cristallise tout à la fois la fin des dynamiques politiques passées et celle des aspirations néoplatoniciennes désenchantées, que nous nous intéressons. Précisons que la pièce de ce « guardaroba di cose rare e preziose » fut démantelée à la mort de François (1541-1587), soit 14 ans après sa création et ses panneaux décoratifs furent alors installés au sein du Palais Pitti, nouvelle résidence des grands ducs de Toscane. Elle fut toutefois reconstituée en 1910 à son emplacement d'origine et est aujourd'hui visible dans le cadre de visites exceptionnelles dites « parcours secrets ».