La polarité des idéologies : conservatisme et progressisme
In: Recherches sociographiques, Band 7, Heft 1-2, S. 23-35
ISSN: 1705-6225
Il y a moins de dix ans, les intellectuels étaient d'avis que la société québécoise était parvenue à un moment critique de son existence. Nombre d'entre eux se groupaient dans le Rassemblement des forces démocratiques. Leur diagnostic était des plus déprimants : (( stérilité » de l'esprit, « monolithisme » de la pensée, « omniprésence » de la droite, bref, le corps social tout entier, selon eux, était menacé de mort. Aujourd'hui, cependant, les intellectuels définissent la situation d'une manière bien différente : ils parlent généralement de « dynamisme », de « croissance » et de « révolution ». Comment expliquer cette étonnante volte-face des états d'esprit en si peu de temps ?
L'observation un peu attentive des faits nous amène à conclure que les conditions sociales, bien qu'elles aient évolué dans ce court intervalle, ne sont pas fondamentalement aussi différentes que l'antinomie des slogans qui servent à les caractériser ne le laisse supposer. Le contraste des perceptions paraît tenir surtout à des facteurs psychologiques. Il y a dix ans, le Québec touchait à la fin d'une longue ère de conservatisme politique : l'impression d'immobilisme social et intellectuel s'en trouvait amplifiée ; aujourd'hui, nous venons d'entrer dans une ère de progressisme politique : la conscience du changement social et intellectuel s'en trouve accrue.
Inversement, l'ampleur de l'évolution dans certains secteurs était alors méconnue tandis qu'aujourd'hui on sous-estime souvent l'importance des foyers de conservatisme. Une enquête un peu poussée, menée en 1958 par l'Institut d'éducation des adultes auprès de différents milieux, révélait chez les membres d'associations les plus diverses, en même temps qu'une conscience aiguë de l'emprise du traditionalisme, l'adhésion à des normes démocratiques élevées de même qu'aux valeurs propres à la civilisation moderne. Par contraste, le débat sur le Bill 60, moment critique de l'évolution récente, manifesta la fermeté de l'emprise des convictions anciennes sur un grand nombre d'associations et d'individus.
Au delà des apparences, aujourd'hui comme il y a dix ans, la divergence des aspirations et des mentalités parmi les agents sociaux est intense. Dans les deux cas, cependant, par suite d'une disposition d'esprit particulière, on magnifie dans les perceptions globales un aspect de la situation idéologique et on réduit l'importance de l'autre aspect. Comment rendre compte de ce comportement insolite ? Peut-on aller au delà de l'explication psychologique élémentaire que je viens d'esquisser ? Le problème posé peut se formuler ainsi : comment se fait-il que le stock des idéologies dont dispose la société — entendant par idéologie un système plus ou moins élaboré de représentations en vue de l'action — soit assurément beaucoup plus diversifié qu'il ne semble aux acteurs sociaux ? Comment se fait-il qu'une série entière d'idéologies reste toujours sous-utilisée, voire même ignorée au plan global, et que les idéologies qui paraissent activer le cours des choses fassent généralement partie elles aussi d'une seule et même série d'idéologies ?
Tout se passe comme s'il existait dans la société des mécanismes de polarisation qui entraînent les idéologies sociales particulières, dès qu'elles acquièrent une fonction et une signification globales, dans l'orbite de deux constellations idéologiques dominantes que j'appellerai le « conservatisme » et le « progressisme ». Par ces deux termes, j'entends deux orientations d'esprit opposées, l'une, le conservatisme, s'attachant à la consolidation et à la défense des valeurs et des institutions existantes, et l'autre, le progressisme, visant à l'implantation de valeurs et d'institutions nouvelles. J'emploierai ces deux notions d'une manière synthétique, c'est-à-dire comme exprimant deux dynamiques, différentes et opposées, de polarisation des idéologies.
Dans le présent exposé, je veux m'attacher à identifier les mécanismes de polarisation des idéologies, à supposer qu'ils existent, et à examiner les effets qui résultent de la polarité sur le comportement et le destin des idéologies. L'identification des mécanismes de polarisation, je vais la chercher, d'une part, dans la nature même du tissu social qui enveloppe les idéologies, c'est-à-dire les pouvoirs, et, d'autre part, dans la voie d'analyse généralement empruntée pour l'étude des idéologies et qui consiste à considérer celles-ci selon l'optique des pouvoirs plutôt que selon celle des agents sociaux. À la suite de cet exposé forcément abstrait, je décrirai brièvement comment la question de la polarité des idéologies se pose au Québec.